rendez-vous dans la descente du Poggio
Milan-San Remo se résume souvent à une course de côte. Une longue procession de 285 kilomètres de la capitale lombarde jusqu’au Poggio, un raidillon dont le pied est placé à 9,2 km de l’arrivée sur la via Roma de San Remo. Samedi 18 mars, la 114e édition du premier « monument » (les épreuves d’un jour les plus prestigieuses) de la saison cycliste ne devrait pas échapper à la norme.
Ajouté en 1960 par l’organisateur pour corser le parcours, le Poggio, du nom d’un hameau qui surplombe la mer Ligure, est presque insignifiant par son profil (3,6 km à 3,7 %). Et pourtant, chaque année, il martyrise les jambes qui le gravissent à des vitesses folles. Depuis 2016 et la victoire du Français Arnaud Démare, les puncheurs s’y écharpent avec délectation. Mais comme le glisse Niccolo Bonifazio, coureur de l’équipe Intermarché-Circus-Wanty qui arpente à l’entraînement les routes de Milan-San Remo, « la montée du Poggio se termine au bas de la descente ».
Matej Mohoric ne dira pas le contraire. En 2022, le Slovène s’était imposé grâce à une descente où il avait pris tous les risques, le nez dans les pots d’échappement des motos de l’organisation, frôlant la chute à deux reprises. « J’ai détruit le cyclisme », s’était-il enorgueilli après le passage de la ligne d’arrivée, pointant du doigt la tige de selle télescopique dont il était le seul au sein du peloton à disposer. Ce gadget, permettant de régler la hauteur de selle à la faveur d’une mollette située au creux du guidon, permet d’abaisser le centre de gravité pour obtenir un gain aérodynamique mais aussi un meilleur contrôle de sa machine.
Personne ne sait à quel point cet apport technologique a été déterminant pour aller glaner son premier « monument » tant Matej Mohoric figure, quelle que soit sa monture, parmi les meilleurs descendeurs du peloton. Le coureur de l’équipe Bahrain-Victorious n’est pas un pionnier : le Belge Eddy Merckx, en 1969, et l’Irlandais Sean Kelly, en 1992, avaient déjà forgé leur victoire dans le toboggan qui ramène vers San Remo. Mais, en 2022, Mohoric a rappelé l’importance de cette descente pour ceux qui espèrent tenir l’un des premiers rôles lors de la « Primavera », le surnom de cette classique qui accompagne ou devance d’un rien l’arrivée du printemps.
« Pas le temps de respirer »
« Comme les pentes ne sont pas si exigeantes, la descente peut devenir fondamentale voire décisive », confirme Jacopo Guarnieri, coureur de l’équipe Lotto Dstny, qui s’entraîne régulièrement sur les pentes plantées de citronniers du Poggio. « Elle est importante mais la montée reste primordiale, ajoute le Français Anthony Turgis (TotalEnergies), deuxième en 2022. Il faut être parmi les meilleurs coureurs en haut, ceux qui peuvent se jouer la victoire. » Le placement au sommet est d’autant plus important qu’il est « difficile de gagner des places dans la descente car la route n’est pas large », précise Niccolo Bonifazio, cinquième de la « Classicissima », l’autre surnom de la course, en 2015.
Le toboggan commence par un virage à gauche après une célèbre cabine téléphonique rouge, objet désuet qui résiste à la modernité. Ensuite, la pente dévale pendant trois kilomètres avec une déclivité (-4,6 %) plus importante que la montée (3,7 %), sans pour autant être vertigineuse. Au total, trente courbes et quatre épingles sur une route qui serpente entre les murs d’habitation et où de nombreux coureurs ont vu leur rêve de succès se fracasser. La vitesse maximale avoisine les 70 km/h pour environ trois minutes et trente secondes d’adrénaline. « Trois minutes et dix secondes à l’entraînement sur route ouverte », surenchérit Niccolo Bonifazio. A ne surtout pas reproduire…
« C’est une descente où tu fais un sprint à chaque sortie de virage », se souvient le Norvégien Thor Hushovd, deux fois troisième de Milan-San Remo (2005 et 2009). Cette nécessité de relancer l’allure est aussi ce qui rend cette descente technique et sinueuse particulièrement décisive après déjà six heures de selle dont la dernière avalée à toute vitesse.
« La plus grosse différence n’est pas la descente en elle-même, mais la façon dont tu la fais après six heures de vélo et avec de l’acide lactique dans les pattes, précise Jacopo Guarnieri. Elle fait aussi mal que la montée. » Niccolo Bonifazio abonde : « J’ai analysé mes données de 2015, le rythme cardiaque ne descendait pas par rapport à l’ascension à cause des freinages et des relances. C’est vraiment fatigant, tu n’as pas le temps de respirer. »
Reconnaissance minutieuse
Embarqué dans ce tempo effréné, une seule petite erreur peut coûter cher et fracturer le groupe de coureurs qui se disputent la victoire. Un équilibre fin tant « la fatigue joue beaucoup, ce qui engendre des fautes de trajectoires et de vigilance », expose Anthony Turgis. « Le manque de lucidité peut causer des chutes », poursuit Jacopo Guarnieri.
D’où l’importance de faire une reconnaissance minutieuse du parcours, surtout si l’on ambitionne de lever les bras sur la via Roma, cette artère commerçante sur laquelle est tracée la ligne d’arrivée. « Je la reconnais souvent deux fois avant la course, explique Turgis. Le but n’est pas d’aller vite, bien au contraire, mais de la faire doucement, parfois de descendre du vélo pour prendre un maximum de repères. »
« Après 300 km, ce n’est pas toujours facile de se souvenir s’il faut freiner à chaque virage ou si ça passe à bloc », décrypte Thor Hushovd, retraité depuis 2014. Au diable l’idée de débrancher le cerveau dans cette partie piégeuse, les capacités de concentration peuvent, au contraire, faire la différence.
Le bas de la descente est également un endroit stratégique. Lorsque les coureurs rejoignent la route principale, il leur reste 2,2 km à parcourir et seulement deux virages. La « Primavera » s’est souvent décantée à ce moment précis, quand le dénouement approche et que les survivants se regardent, s’épient. « Tu peux attaquer si tu viens de derrière et que tu arrives avec de la vitesse », analyse Thor Hushovd, qui n’avait pas pu prendre la roue du Suisse Fabian Cancellara dans ce cas de figure, en 2008. Le Belge Jasper Stuyven avait réussi à surprendre les favoris de la sorte en 2021.
Avec ou sans selle télescopique, la descente du Poggio risque une fois encore de livrer sa vérité aux alentours de 17 heures.