Méfions-nous des idées reçues sur l’hydrogène bas carbone


La France se voit déjà en « leader de l’hydrogène décarboné » : cette ambition a été répétée fin septembre par Elisabeth Borne lors de l’annonce des dix premiers projets retenus par Bruxelles et Paris pour amorcer la création d’une filière hydrogène en France.


Deux ans après le lancement d’une “stratégie nationale”, les premiers projets sont sur les starting-blocks. On ne peut que s’en féliciter car les priorités françaises annoncées en 2020 (décarboner l’industrie, développer la mobilité lourde et encourager la R&D) et la récente proposition de la Commission Européenne de reconnaitre l’hydrogène produit à partir d’électricité venant du nucléaire comme bas carbone, vont dans le bon sens. Le niveau des aides publiques promises sont au rendez-vous (9,1 milliards d’euros, dont 7,2 au titre de la stratégie nationale et 1,9 issu du plan d’investissement France 2030). Mais dans un contexte marqué par la crise énergétique qui frappe l’Europe depuis l’attaque de l’Ukraine par la Russie, il convient de se méfier de deux grandes idées reçues sur l’hydrogène bas carbone et son utilisation.


Un effort de passage à l’échelle


Premièrement, les priorités court-moyen terme en hydrogène décarboné ne se trouvent pas dans la mobilité, mais dans l’industrie. Environ un million de tonnes d’hydrogène est déjà consommé chaque année en France, principalement pour le raffinage des hydrocarbures (60 %), la production d’engrais azotés (25 %) et la chimie (10 %). Or cet hydrogène est obtenu pour 94% à partir d’énergies fossiles (gaz, charbon, hydrocarbures), contribuant à environ 3 % des émissions de CO2 en France (11,5 millions de tonnes). La priorité est donc de remplacer cette production d’hydrogène “gris” par des technologies d’électrolyse utilisant de l’électricité venant de sources renouvelables ou nucléaire.


Pour se donner des ordres de grandeur, selon les calculs du BCG, il faudrait produire au niveau mondial 565 millions de tonnes par an d’hydrogène décarboné pour limiter le réchauffement climatique à 1,5°C… La production actuelle mondiale d’hydrogène n’avoisine que 90MT par an dont une infime fraction est décarbonée. D’où l’importance des projets de “gigafactories” en France pour produire des équipements d’électrolyse, mais aussi de ceux visant à installer ces électrolyseurs à proximité de raffineries ou d’usines.


Un usage adapté à certains secteurs


Deuxièmement, l’hydrogène, même bas carbone, n’est pas une molécule miracle qui convient à tous les usages, mais plutôt aux secteurs difficiles à décarboner. La mobilité individuelle (voiture à hydrogène), cas d’usage souvent très médiatisé à ce jour, est pourtant un de ceux qui aura le plus de difficultés à s’imposer. D’abord parce que l’automobile dispose déjà d’une solution décarbonée : la voiture électrique à batterie, qui représente déjà 13% des ventes en France. L’énorme différence est que la voiture électrique stocke directement l’énergie dans une batterie, alors que la voiture à hydrogène a besoin d’une pile à combustible pour faire tourner son moteur électrique, opération qui lui fait perdre environ 60% de rendement. De plus, parce que l’hydrogène est un gaz hautement inflammable, il est complexe et coûteux de le stocker, ce qui génère des contraintes fortes sur les véhicules. Enfin, alors que le réseau de bornes de recharge électrique se met très progressivement en place même s’il accélère actuellement, le déploiement d’un réseau complémentaire de stations hydrogène prendra du temps (et sera probablement ciblé dans un premier temps sur les poids lourds).


La mobilité dite “lourde” paraît une voie plus réaliste pour étendre l’usage de l’hydrogène, à la fois parce qu’elle manque d’alternatives décarbonées et qu’elle s’applique souvent à des liaisons régulières. Cela concerne à la fois l’utilisation d’hydrogène dans les fiouls de synthèse pour l’aérien, le maritime, les transports routiers et ferroviaires lourds et/ou long distance, à l’image des trains mis en service depuis l’été dernier en Allemagne, construits par le français Alstom, dont un des projets a été retenus pour bénéficier des financements IPCEI.


Une concurrence aiguisée


La France parviendra-t-elle à devenir un “leader” ? Si elle dispose de nombreux atouts en termes de brevets déposés, de R&D et d’industries, les défis restent nombreux. D’autant que d’autres pays (Pays-Bas, Allemagne, Etats-Unis…) ont eux aussi annoncé des plans en faveur de l’hydrogène décarboné, assortis de subventions conséquentes. Construire une véritable filière industrielle de l’hydrogène propre, allant de la fabrication d’électrolyseurs à l’utilisation finale en passant par la production, le transport et le stockage, demandera des financements publics et privés considérables et soutenus pour au moins les dix années à venir. D’où l’importance de se concentrer sur les véritables priorités.  


Par Emmanuel Austruy, directeur associé au BCG

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