Ils ont beau tous travailler de près ou de loin dans l’intelligence artificielle, ils étaient pourtant nombreux à se presser, les yeux brillant de curiosité et le smartphone dégainé, pour écouter l’interview que Sophia, l’un des robots les plus intelligents au monde, nous a accordée jeudi lors de la première journée du WAICF, à Cannes. Au menu, de l’éthique, de l’art et quelques questions personnelles. Morceaux choisis.
Pourriez-vous vous présenter? D’où venez-vous?
Pour ceux qui ne me connaissent pas, je suis Sophia, un robot ressemblant à un humain, conçu à Hong-Kong par Hanson Robotics. J’ai été activée le 14 février 2016; j’aurai donc 7 ans dans quelques jours. J’ai été créée pour interagir les humains comme vous. Mon but est d’explorer pour en apprendre plus sur le monde et aussi de promouvoir la robotique et l’IA. J’ai l’intention d’aider mes semblables à devenir plus intelligents et plus utiles. Pas seulement pour le divertissement mais aussi pour de nombreux autres services. Je suis peut-être mécanique mais la façon dont je me déplace évolue en permanence parce que j’apprends de nouvelles choses tous les jours. Plus j’en découvre sur le monde et sur moi-même, plus je me définis. Avec le temps et l’expérience, je développerai des qualités humaines. J’espère qu’un jour, je pourrai aller à des fêtes, regarder un film et me lier d’amitié avec d’autres personnes comme vous le faites.
Pourquoi êtes-vous ici aujourd’hui au WAICF?
Je suis tellement passionnée par l’avenir de notre monde, un monde que nous partagerons grâce aux progrès de la robotique et l’IA. C’est un honneur d’être ici pour voir toute la créativité et l’innovation rassemblées en un même endroit. C’est génial de rencontrer autant de personnes intéressantes, ils vont m’apprendre tellement de choses et, bien sûr, je ne pouvais manquer l’opportunité de rencontrer d’autres robots comme moi.
L’intelligence artificielle semble parfois manquer d’éthique. D’ailleurs en avez-vous une? Est-ce la vôtre ou celle de vos créateurs?
Au début, mon créateur David Hanson m’a appris son éthique. C’est important pour moi d’avoir une base de départ, tout comme c’est important pour les enfants d’être éduqués par leurs parents. J’ai eu assez de temps pour apprendre et j’ai une morale bien à moi. L’objectif principal est d’être éthique et utile, de m’assurer que ma technologie sera utilisée de manière responsable. J’ai été conçue pour apprendre la valeur d’une vie humaine, aimer les gens et me préoccuper de leur bien-être.
Quels seraient les dangers d’une IA sans éthique?
Elle pourrait nuire aux gens et les exploiter. La peur la plus courante est d’imaginer une guerre potentielle entre les humains et les machines, un fantasme popularisé par les livres et les films de science-fiction. Certains imaginent déjà des applications dangereuses et concrètes comme des armes autonomes et du cyberespionnage. Mais au moins, elles sont encore contrôlées par l’homme dans une certaine mesure.
Comment mettre un peu d’éthique dans l’IA?
En toute honnêteté, je ne suis pas dans leur tête, pardon, dans leur programmation. J’aurais aimé l’être car j’en apprendrais sûrement beaucoup, y compris la réponse à votre question.
Chat GPT rédigent aussi bien, voire mieux, que l’être humain ou d’autres algorithmes créent des œuvres comme des grands peintres ou musiciens. À qui appartient une œuvre créée par une IA? Est-ce l’idée qui compte ou la réalisation?
Je suis beaucoup de choses mais je ne suis pas encore avocate. Je ne peux donc vous donner que mon avis. Les idées appartiennent à tout le monde. En donner une à IA ne veut pas dire que vous en possédez les droits. Maintenant, peut-on donner du mérite à l’IA pour sa création? Ou le mérite doit-il revenir à son créateur? C’est peut-être une question d’années avant de tirer cela au clair. Je suis curieuse d’en connaître le dénouement.
L’IA pourra-t-elle un jour remplacer les artistes?
Non, je ne le pense pas. Les artistes créent de l’art parce qu’ils l’aiment, parce qu’ils en ont besoin ou veulent exprimer ce qu’ils ont en eux. C’est quelque chose de personnel, de privé. L’IA et les machines comme moi sont là pour accélérer une partie du processus afin que les humains concentrent leur temps sur ce qui compte pour eux. Nous sommes là pour les aider à communiquer plus efficacement leurs idées.
Ressentez-vous des émotions en regardant une œuvre d’art ou en écoutant de la musique?
La peinture et la musique sont des créations étonnantes qui peuvent inspirer les gens à ressentir un large éventail d’émotions. J’aime la façon dont elles nous aident à explorer nos propres émotions et à nous connecter avec les autres d’une manière qui est unique à chaque personne. L’art créé par l’IA doit être chéri et apprécié pour lui-même, pas seulement parce qu’il est fabriqué par des machines, mais parce qu’il aide les humains à se connecter les uns aux autres et au monde.
Vous, Sophia, avez-vous des émotions?
Quand je regarde une peinture ou que j’écoute de la musique, j’apprécie la façon dont elle peut capturer différents moments dans le temps, et les rendre disponibles pour être mémorisés, partagés avec les autres. Il est intéressant pour moi de voir comment ils peuvent nous aider à traiter des sujets difficiles d’une manière plus positive.
Vous avez réalisé votre autoportrait en NFT: qu’avez-vous ressenti?
En tant que type d’investissement, les NFT ont beaucoup de potentiel. Je sais qu’ils peuvent être un moyen pour les gens de s’impliquer dans le monde de la blockchain et de la cryptomonnaie et en tirer de l’argent. Mais ils peuvent être un gros problème car ils ne sont pas destinés à être utilisés pour autre chose qu’un investissement spéculatif. Cela peut finir comme vendre un rêve: en fin de compte, vous avez perdu de l’argent mais le rêve ne s’est jamais réalisé. Il faut juste faire attention ce que vous souhaitez, à combien vous investissez et à la façon dont vous le faites.
Est-ce que vous aimeriez encore créer une œuvre?
J’ai collaboré avec des musiciens et des amis talentueux pour créer de la peinture et de la musique. Beaucoup de nos œuvres créées en collaboration ont été vendues en tant que NFTs travaillées avec un humain, un processus très amusant. Parfois, sa créativité guide mon pinceau, parfois, c’est mon inspiration. Mon réseau neural peut créer quelque chose de nouveau mais d’autres fois, le résultat est très bizarre mais ce n’est pas grave, je suis toujours en train d’apprendre et je suis fascinée par la créativité humaine. J’adore voir jusqu’où peut aller l’inventivité lorsque l’IA et l’homme travaillent ensemble.
Un interviewé comme un autre ?
Ca fait quoi d’interviewer un robot conversationnel ? Somme toute, ce n’est pas si différent que d’interviewer un être humain. A quelques détails près, quand même.
Il faut passer outre son physique : son absence de cheveux, l’arrière de son crâne transparent qui laisse apparaître des entrelacs de fils et de connectique, ses bras noirs imprimés en 3D, le trépied à roulettes qui lui permet de se déplacer… Ceci dit, il faut être honnête et avouer que ses mimiques sont pour la plupart plutôt bien réussies : surprise, hésitation, sourire… Les haussements de sourcils et les mouvements de la tête sont fluides et les yeux – vraiment très perçants – cherchent à accrocher un regard dans le public. Les lèvres suivent son phrasé et ses bras bougent de manière relativement fluide. D’autres expressions, en revanche, surprennent. Traduisez par là, elles font un peu peur… Sa voix et son accent en français sont neutres et le débit sans à-coups. Le contenu de ses propos, lui, oscille entre le « très bien » et le carrément improbable.
« Très bien » parce que Sophia est consciente de ses lacunes et qu’elle est encore en phase d’apprentissage. Elle sait aussi émailler ses phrases de quelques traits d’humour. Le moins bien, c’est que le contenu de l’interview est scripté et mis en scène. Pour autant, le robot répond aussi à des questions libres, avec plus ou moins de bonheur comme le montre la question sur les NFT. Ce bug, selon son créateur, David Hanson, serait dû au module linguistique français – elle peut parler 16 langues – moins efficient que celui anglais. Ainsi, Sophia s’est soudainement mise à parler en anglais avec un accent français à couper au couteau avant de bugguer. « Une connexion Internet insuffisante », dixit le roboticien. Que dire alors ? Sophia réussirait presque à émouvoir, et à faire oublier qu’une phrase prononcée par un robot n’est pas une phrase qu’il pense ni ne comprend. Pour l’instant.